top of page

Wright Morris ou L'essence du visible (exposition)

Juste avant de lire cet article, retournes toi un instant. Observes l’espace autour de toi, regardes cette chaise proche de ton bureau, sur laquelle tu entasses tes fringues, regardes ton évier et ses assiettes sales, regardes… enfin tu as compris. Regardes l’espace autour de toi, et vois comme tu y as laissé ta trace. Même si tu n’es pas dans la pièce physiquement, la pièce reste marquée par ta présence, ta maison entière et marquée par ta présence. Peu de personnes le remarquent, mais Wright Morris, lui, en plus de le remarquer, a décidé de l’immortaliser par la photographie.



The Home Place, Norfolk, Nebraska - Wright Morris

Wright Morris est ce qu’on peut appeler un ambidextre. Il associe l’écriture et la photo, il est pour beaucoup (en premier son éditeur) considéré comme un auteur avant d’être un photographe, comme une sorte d’artiste qui s’amuse d’un autre art mais qui ne peut pas avoir emprise sur les deux.


Wright Morris

En effet, Wright Morris (1910-1998) est un écrivain respecté aux Etats-Unis. Né dans le Nebraska, il se lance très tôt dans l’expérimental, alliant photographie et écriture, toujours dans un rapport très personnel : il se réfère souvent à son enfance, à sa famille. Il écrit et photographie beaucoup les maisons qu’il a connu enfant. Ses photos et ses romans ressemblent à des portraits de famille, regarder ses photos revient à regarder sa vie, à en faire partie en un sens.


Son travail le plus significatif de cette double démarche écriture/photographie est The Home Place (1948), roman auquel il associe sa photographie. Le roman est entrecoupé de photographies illustrant le roman, ou aidant à construire le sentiment qui se dégage de l'histoire. Cette dualité a été vivement critiquée à la parution du roman, certains s'arrêtant sur les photographies ou ne se concentrant que sur le texte, comme si la lecture ou l'observation étaient ralenties par l'un ou l'autre des aspects de l'oeuvre hybride. Après cela, Morris choisira de se concentrer sur l'écriture ou sur la photographie séparément, en revenant parfois à l'hybridation dans ses prochains recueils de photos.



extrait de The Home Place par W.Morris (1948)

Pourtant, jamais Wright Morris ne se représente clairement sur ses clichés. Il préfère montrer les Inhabitants (1946) où ceux qui ne sont pas vraiment les habitants des espaces qu’il photographie mais qui en font pourtant le sens : les objets inanimés. Ses clichés représentent des chaises, des tiroirs, des voitures, des chaises de barbier etc. Il n’existe que très peu de présence humaine dans ses clichés, à mon sens il préfère représenter l’humain par sa trace plutôt que par sa présence : le premier cliché qu’il prend de son oncle Ted il le prend alors que celui-ci est de dos et qu’il s’efface dans sa grange. Comme si représenter son oncle de face serait le montrer trop simplement. En le représentant de dos entrant dans sa grange il souhaite (et ce sont ses mots) montrer que son oncle est une relique (si ce n’est la plus vieille) de sa ferme, et que le montrer autrement que comme faisant partie du paysage serait mal le représenter.


J’ai vu pour la première fois de ma vie ses photographies à l’exposition qui lui est dédiée à la Fondation Henri Cartier-Bresson (exposition jusqu’au 29 septembre). Par l’agencement des photos on réussit vraiment à capter l’essence du visible : ce qui ne se voit pas, qui était mais qui n’est plus. Finalement, ce que photographie Morris c’est le mouvement, qu’il soit celui du temps ou de la nature ou des hommes qui fabriquent l’espace. Ce mouvement est amplifié par l’exposition qui oblige à la déambulation. Il n’y a pas de fil directeur apparent, le visiteur choisi de suivre le chemin qui l’intéresse, les photographies présentées le sont dans une pièce unique, ce qui propose à la fois une déambulation linéaire mais aussi déséquilibrée : on regarde une photo, on se retourne et on est attiré par une autre… l’esprit se perd dans cette disposition, et c’est cette disposition qui transforme la simple exposition en sorte de voyeurisme. Le visiteur se retrouve dans une atmosphère intimiste, appelé à regarder les souvenirs d’un homme qui a tantôt écrit et tantôt photographié, voir mélangé les deux formes d’expression comme pour s’ouvrir des voies. Le spectateur est confronté à un mouvement qu’il s’impose, qui lui est imposé (c’est une visite) et qu’il ne peut ignorer : le passage du temps et de la vie, le changement, l’évolution. En un sens, cette exposition est là pour montrer le passage du temps et ses évolutions corolaires plus que pour montrer l’essence du visible.


On pourrait s’arrêter à cette essence au premier abord, en se disant que c’est ce mouvement qui est la véritable essence, mais c’est selon moi le photographe et le spectateur qui amènent vraiment cette essence. L’un des clichés que j’ai préféré lors de cette exposition est très simple. On y voit la voiture de l’un des oncles de Morris, et en bas du cadre on devine une ombre. Est-elle le profil d’un jeune garçon ? l’ombre du photographe ? Si on réfléchit à l’ombre selon la position du soleil, on en vient à penser que c’est le photographe qui s’est pris en photo en même temps que cette voiture. Ce n’est peut-être que mon interprétation, mais j’en viens à penser que cette ombre résume toute la rétrospective sur le travail de Wright Morris : un homme (avant que d’être un photographe) capture des moments de vie, de savie, moments imprégnés de vie parce qu’ils ont été pris en photo au travers des yeux du photographe. Cette ombre peut alors être comprise comme la présence cachée du photographe dans chacun de ses clichés : une ombre que l’on ne voit pas vraiment mais que l’on devine dans chaque photo, une ombre qui n’apparait qu’une seule fois, comme pour rappeler qu’elle est là. Le spectateur se fait alors le sauveur de cette âme photographique : par son regard il fait renaître le photographe et son sujet. c’est par le visible que renaît l’invisible, par l’immobilité que le mouvement trouve son essence.


sillon à grain photographié par Wright Morris, cliché qu'il apprécie beaucoup pour sa lumière

Cette exposition, aussi délicate soit-elle, est mise en perspective avec une rétrospective sur le travail de Henri Cartier-Bresson, photographe français qui, au contraire de l’immobilité, fait ressortir par le mouvement la vie. Cette rétrospective (que je soupçonne d’être permanente) renforce l’image de Morris : il n’est pas donné à tout le monde de montrer le mouvement par le statique.


En conclusion, cette exposition en deux temps offre un double regard sur la photographie. Un regard sur ce qu’elle montre au premier plan, à première vue, mais aussi un regard sur ce qu’elle ne montre pas. c’est assez paradoxal, mais comme tout art, la photographie n’est pas à prendre au premier degré, et s’arrêter à ce qui est représenté est souvent risquer de perdre une partie importante du travail du photographe. Se questionner, interroger l’image est ce qui fait de l’objet photographie un art à part entière : un art que le spectateur se doit de décortiquer, de s’approprier.


Je ne suis pas une grande spécialiste de photographie, mais je pense pouvoir dire qu'après avoir été spectatrice du travail de Wright Morris je comprends un peu mieux ce qu'est la photographie. Il ne suffit pas de s'arrêter à l'image, il faut s'intéresser au contexte, et c'est ce que fait Morris en créant une atmosphère familiale, en photographiant le monde qu'il a connu. Cette exposition, en un sens, amène le spectateur à s'interroger sur ce qui fait de la photographie professionnelle un objet différent de la photographie amateur. D'aucun dira que ce que photographie Morris ressemble à des photos souvenirs, et ce d'aucun aura raison. Mais au delà de ça, Wright Morris fait leçon d'un message essentiel : il faut regarder pour capter ce qui est vraiment important. Il faut regarder ceux qui nous sont chers, il faut regarder et conserver. Plus qu'une essence du visible, Morris nous offre ici un vrai travail de conservation. Il se fait le collectionneur de l'humanité. Et n'est ce pas le rôle de chaque photographe, de collectionner des morceaux de vie, pour les proposer au regard du spectateur ?


Pour en savoir plus : https://www.henricartierbresson.org/expositions/wright-morris-lessence-visible/

29 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page